- À partir des viiie-ixe siècles de notre ère, on trouve un peu partout en Inde un ensemble de textes en sanskrit appelés tantra, centrés sur les dieux hindous Shiva et Vishnou et sur la déesse. Cette littérature, vaste et multiforme, constitue un ensemble foisonnant, traversé de courants contradictoires. Les tantras sont difficiles à comprendre – ils ont besoin de commentaires pour être compris par leurs adeptes –, très peu d’entre eux ont d’ailleurs été traduits. Avec les notions et pratiques qu’ils exposent, et qui ne sont pas moins complexes, ils constituent un phénomène religieux toujours important aujourd’hui mais dont il n’est pas aisé de cerner la spécificité. Il fallait pour y parvenir avoir, comme André Padoux, une connaissance de première main de cette littérature, acquise au cours d’une longue et savante fréquentation. C’était là la condition principale. Mais on peut se demander si l’auteur aurait réalisé le même effort de synthèse s’il avait œuvré dans le strict cadre universitaire et non visé, comme il le fait ici, le grand public cultivé. Il ne faudrait toutefois pas que les spécialistes des faits religieux ignorent ce volume sous prétexte qu’il paraît dans une collection destinée aux non spécialistes: ils passeraient à côté d’une mise en ordre des faits tantriques aussi éclairante qu’instructive. C’est sur celle-ci que je voudrais attirer l’attention.
- Quoique retenu pour le titre, le terme «tantrisme» est malheureux, comme A.Padoux le souligne d’emblée, même s’il est d’usage courant. Il a, en effet, le tort de sembler désigner une religion distincte alors que «l’univers tantrique forme un aspect de l’hindouisme» (p.19) ou encore qu’«il n’y a (sauf d’assez rares exceptions) pas d’hindouisme dépourvu de tout élément tantrique» (p.25). Le sanskrit ne connaît pour sa part que les termes tantra, que l’on peut traduire par système, doctrine ou texte (p.27), et tāntrika (dont nous faisons tantrique), pour qualifier les pratiques décrites par ces textes et les personnes qui s’y livrent. Il convient donc de retenir que, s’il y a bien des notions et des pratiques tantriques affirmées comme telles, celles-ci ne s’organisent pas en un domaine séparé du vaste et tentaculaire monde hindou. Leurs adeptes sont des hindous; ils relèvent du monde socioreligieux hindou; ils vivent dans le temps hindou. Les tantras intègrent des éléments des systèmes philosophiques hindous (notamment du samkhyā et du yoga). Les hindous eux-mêmes adoptent nombre de pratiques tantriques sans être pour autant tantriques. Les principes architecturaux de leurs temples comme les règles de fabrication et de consécration des images divines qu’ils y adorent, par exemple, sont énoncés dans les tantras (pp.52, 242-258).
- Bref, la connaissance des faits hindous est indispensable pour comprendre les traditions tantriques et vice-versa. Cela représente une grande difficulté. Mais un obstacle, bien plus grand encore, à l’intelligibilité de ces phénomènes serait de ne pas savoir comment comprendre leur interpénétration. C’est à mon sens tout l’extrême intérêt de l’ouvrage d’A. Padoux que d’ouvrir des pistes pour penser cet enchevêtrement et pour le démêler. Il ressort de son analyse fournie qu’il faut considérer, d’une part, la relation entre la tradition hindoue orthodoxe (fondée sur le Veda) et la tradition tantrique, et, d’autre part, la relation entre les pratiques tantriques atténuées, qui ont diffusé dans les autres courants de l’hindouisme, et les pratiques tantriques pures, qui sont encadrées par des règles strictes et réservées à un petit nombre d’adeptes initiés et qualifiés.
- Une première illustration de la démarche de mise en ordre d’A. Padoux est offerte par son traitement de la question de la révélation. Clé de voûte de l’orthodoxie hindoue, le Veda se présente comme un texte révélé et n’admet aucune autre révélation. Les tantras, qui se disent révélés par un être divin, le plus souvent Shiva, se conçoivent comme une révélation distincte de celle du Veda, mais ils ne rejettent ni ne prétendent remplacer celui-ci. De leur point de vue, le Veda est une révélation inférieure à la leur parce que moins efficace pour obtenir la libération (moksha ou mukti). Cette opposition hiérarchique ne concerne que la quête spirituelle, érigée en finalité supérieure. Pour le reste, les tāntrika partagent la religion (hindoue) commune au fondement de la vie sociale, ils évoluent au sein de leurs castes respectives. La révélation tantrique dessine donc une voie initiatique de libération réservée à une minorité de personnes intégrées dans la vie socioreligieuse hindoue. Aussi peut-elle se concevoir comme «une superstructure ésotérique» qui couronne «une base exotérique» (p.34). Son caractère secret est indissociable, d’une part, d’un mode spécifique de transmission des enseignements tantriques par l’intermédiaire d’un maître initiateur (guru), et, d’autre part, de ce type d’organisation sociale typiquement hindoue qu’on a coutume d’appeler «secte».
Je vous invite à lire la suite de cette analyse sur le lien cliquable suivant : http://assr.revues.org/22517
Référence électronique :
Catherine Clémentin-Ojha, « André Padoux, Comprendre le tantrisme. Les sources hindoues », Archives de sciences sociales des religions [En ligne] , 152 | octobre-décembre 2010 , document 152-93, mis en ligne le 06 mai 2011, consulté le 11 mai 2011. URL : http://assr.revues.org/22517
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